Matin brun : le monde sommeille par imprudence
Il y a dix ans, la maison Cheyne, éditeur de poésie, publiait une petite nouvelle : Matin brun, de Franck Pavloff. Une douzaine de pages, pas plus, pas moins, pour dire qu'on ne sait jamais jusqu'où nous mèneront "collectivement les petites lâchetés de chacun d'entre nous"*.
Cette nouvelle, écrite au moment des élections régionales de 1998, quand des élus de droite se sont alliés au Front National, a d'abord été publiée dans un recueil, chez Actes Sud, pour le Salon du Livre Antifasciste de Gardanne. Avant le 21 avril 2002, le petit livre de la maison Cheyne était à 20000 exemplaires (ce qui était déjà honorable). Après... Après, Matin brun est devenu un phénomène, un best-seller, le livre le plus lu de l'année 2002 (232 200 exemplaires vendus).
Alors, d'accord... 232 200 personnes qui ont lu Matin brun, ça ne fait jamais qu'un pouillième de la population française. Mais quand même, je ne comprends pas. Ces douze petites pages de rien du tout, qui racontent si bien où peuvent conduire la peur et l'absence de révolte se sont si bien vendues, que c'était possible d'espérer une sorte de prise de conscience. D'autant que dans le même temps, le Dictionnaire de la lepénisation des esprits, de Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, et Le Pen, les mots se vendaient très bien, eux aussi. Mais en fait, non. Que dalle. Miracle de la Kommunication : le danger n'était discernable et effrayant pour le plus grand nombre que sous l'étiquette Front National.
Et aujourd'hui, on nous annonce que Nicolas Sarkozy souhaite que le directeur de France Télévisions soit nommé par l'exécutif, et... il ne se passe rien (ou presque). Christine Albanel (sur France Inter, tout à l'heure) nous affirme que les garde-fous démocratiques sont bel et bien là (selon la ministre, "Il y a suffisamment de verrous et de contrôle pour qu'on ne puisse pas parler de prise de contrôle du pouvoir"), et nous, quand sera passé le premier moment de stupeur genre non ! c'est-pas-possible-il-va-quand-même-pas-oser-aller-jusque-là, on va tous faire plus ou moins semblant de la croire.
Jusqu'au jour où on sera tombés tellement bas que, comme cette infirmière interviewée au sujet de la panne de courant à l'hôpital Saint-Antoine la nuit dernière, on se réveillera en se disant "J'ai jamais vécu un truc aussi fou, c'est impensable en France !"...
* Extrait de la quatrième de couverture :
"Charlie et son copain vivent une époque trouble, celle de la montée d'un régime politique extrême : l'Etat brun.
Dans la vie, ils vont d'une façon bien ordinaire : entre bière et belote. Ni des héros ni des purs salauds. Simplement, pour éviter les ennuis, ils détournent les yeux.
Sait-on assez où risquent de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d'entre nous ?"
Matin brun, de Franck Pavloff, chez Cheyne Editeur - 12 pages, 1 euro